On a beau être ex-champion national de cross, avoir essuyé des journées sous une pluie qui darde ses gouttes gelées sur une peau fatiguée, avoir été brutalisé par un vent sciant et s’être retrouvé plus bas que terre, se relevant difficilement au milieu d’une épaisse flaque de boue collante. Oui, on a beau avoir vécu tout cela, il y a des situations presque aussi insupportables. Ainsi, pour Oscar, la question qui se posait alors que le gamin derrière lui hurlait à s’en décaper la gorge, c’était de savoir s’il ne préférait pas se faire maltraiter sur un terrain de cross plutôt que d’être coincé dans cette file à la caisse. Accoudé à son chariot, le jeune homme, alors habillé d’un bête jean et d’un polo, faisait passer le temps en comptant le nombre de « bip » horripilant qui sonnaient avec disharmonie. La joue mollement écrasée sur sa main et le regard dans le vague, il essayait de ne pas prêter attention à la colère capricieuse du petit garçon dans son dos ni à sa mère qui le sermonnait lui murmurant, excédée, combien il lui faisait honte. Roulant les yeux dans ses orbites, il faillit se perdre dans ses comptes. 43…44…45

« Monsieur ? »

La caissière, petit blonde aux yeux verts, les bras garnies de petits bracelets multicolores, regardait l’ancien champion, un sourcil levé. Visiblement, elle était pressée et n’appréciait pas qu’un acheteur se perde trop dans ses pensées. Du moins, c’est se que disait son regard impatient qu’elle dardait sur le contenu du caddie. Est-ce que ce type engloutissait réellement tout ça en une semaine ? Où alors, était-il un compagnon attentionné qui cuisinait pour sa tendre amie ? A cette idée, et taraudait par son célibat, elle se fendit d’un sourire qu’elle voulait enjôleur. Bien qu’il se soit excusé promptement avant de passer ses articles sur le tapis roulant, il fut aveugle à ces jolies dents blanches qui l’appelaient avec une ferveur brillante. Pour ce qu’il en avait à faire de toute manière…Tout ce dont il avait envie, c’était de rentrer au domaine, ranger ses courses et…fumer une cigarette. Il sourit en s’imaginant, les doigts de pied en éventail sur sa terrasse, profitant des quelques rayons de soleil. Avec autant de précaution qu’au Tétris, il rangea rapidement son chariot avant de payer et de regagner sa voiture.

Il stoppa net devant une enseigne, se rappelant qu’une soirée aurait lieu et qu’il serait certainement mal vu de venir en jean et Converses condamnées à la poubelle d’ici deux mois. En voyant son reflet dans la vitrine, il eut la confirmation qu’il attendait ; se montrer ainsi signerait l’arrêt de mort de l’image des cavaliers britanniques. Sa carte de crédit allait lui en vouloir, comme le jour où il dû se racheter une télévision et qu’il craqua pour un plasma. En allant à sa voiture pour y déposer ses achats, il se fixa un prix limite dans son esprit, un prix à ne surtout pas dépasser sous peine de sucer des cailloux à la fin du mois.

Nœud papillon ? Cravate ? Noir ? Blanc ? Indécision pour indécision, Oscar hésitait aussi sur le prix à ne pas dépasser. Se passant pensivement le doigt sur l’arrête du nez, il débattait avec lui-même sur les possibilités qu’il fasse enrager son banquier s’il achetait ce costume qui lui faisait du pied. Non, ce n’était définitivement pas raisonnable. Ses doigts tapotaient sa cuisse avec impatience. Il était encore temps de se faire passer pour terriblement malade et contagieux et ne pas venir à cette soirée ?

Quatre vestes, deux cravates et trois pantalons plus tard, Oscar trouvait enfin quelque chose à se mettre sur le dos. Il fut grandement satisfait du prix qui s’inscrivit sur la caisse automatique. Au moins, il éviterait à son banquier de mourir prématurément d’un arrêt cardiaque. Par contre, il avait intérêt à réduire ses dépenses ce mois-ci s’il ne voulait pas que cette éventualité devienne une réalité. Il remercia le vendeur d’un sourire aimable avant de quitter la boutique, un sac remplis au poignet. En parlant de poignet, il jeta un rapide coup d’oeil à sa montre. Midi moins le quart. Voilà pourquoi son ventre commençait à vouloir se faire remarquer. Tant mieux, il avait justement tout ce qu’il lui fallait pour préparer un de ces plats de pâtes hyper caloriques suintant de crème fraiche. Ok, comme ça, ce n’est pas vraiment appétissant mais s’il y a quelque chose que Mr.Sheterfield réussis coup sur coup, c’est la cuisson de ses pâtes. Bref...revenons en à des choses moins...alimentaires.

Trop heureux de pouvoir regagner sa tanière, le jeune homme chaussa des lunettes de soleils sur son nez en affichant un sourire satisfait. Il se rendit alors compte que quelque chose lui manquait. Quelque chose d’on ne peut plus futile mais qui avait rythmé sa vie pendant quelques années. Avant, quand son sourire s’affichait sur des doubles pages de ces magazines équestres, il y avait toujours quelqu’un pour venir à sa rencontre, l’encourager et lui serrer chaleureusement la main. Loin de lui l’idée d’être de ces personnes qui voient leur vie à travers le regard des autres seulement, c’était toujours agréable. Des inconnus, des personnes qui ne vous voient que sur leur écran et qui pourtant vous soutiennent. Un simple lien, une simple phrase amicale, un sourire gêné. Ca vous illumine une journée. Il devait s’y faire maintenant. Qui connait encore le nom d’Oscar Sheterfield ? Le cavalier qui se range alors qu’il brille au sommet d’une carrière prometteuse. Ca ne lui plaisait plus de toute manière, il avait pris la grosse tête et ne se supportait plus. Il valait mieux arrêter avant de sombrer dans une mauvaise dépression. Plus de pression, plus de discours élogieux pour lui faire tourner la tête. Présentement, sa vie lui convenait beaucoup plus. Il n’était pas fait pour la gloire. Mais il avait toujours ce besoin ancré, celui de ne pas décevoir les autres, de savoir qu’on le juge à sa juste valeur. Il secoua la tête, conscient qu’il était bien plus pathétique qu’un livre de la collection Arlequin.

Il allait parcourir les derniers mètres qui le séparaient de la sortie quand quelqu’un l’apostropha. Lui ? Oh ? C’était bien la première fois, depuis son arrivait en Australie, qu’on l’interpelait dans un magasin. Il se retourna et reconnu immédiatement Lucia, son employeuse. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire chaleureux alors qu’il allait à sa rencontre. « Lucia, je ne m’attendais pas à te croiser ici... » Il remonta ses lunettes « Tu es aussi de corvées ? » Fit-il en désignant l’entrée du supermarché d’un signe de la tête.